A l’occasion de la publication
de son dernier ouvrage, Un psy dans la cité, le psychanalyste Jalil
Bennani décortique, pour TelQuel, les états d’âme de nos concitoyens.
- 25 Mar 2013
- Par : Propos recueillis par Ayla Mrabet
Le spectre de la tradition
“Les
traditions appartiennent d’abord à l’histoire individuelle et
collective. Aujourd’hui, elles ne sont plus ce qu’elles étaient. A la
pointe de leur remise en question, il y a les jeunes. Ils appartiennent à
la nouvelle génération, qui ne se reconnaît plus dans les valeurs qu’on
voudrait continuer à perpétuer. C’est que les traditions peuvent
véhiculer un certain nombre de normes, d’interdits et de tabous. La
restriction à la liberté de parole, avec le concept de ‘hchouma’ qui en
fait partie, consiste à ne pas dire ce qu’on pense devant quelqu’un
faisant figure d’autorité, en signe de respect. La valeur positive de la
“hchouma” est devenue négative. Aujourd’hui, c’est celui qui n’est pas
dans la “hchouma”, qui a osé s’exprimer, qui est porté aux nues, parce
que capable d’exprimer ses désirs et ses attentes”.
“On
a souvent parlé de schizophrénie du Marocain. Je préfère parler de
pluralité identitaire. Pourquoi vouloir séparer les traditions et la
modernité, lorsqu’on pourrait simplement prendre en compte les éléments
de la tradition qui doivent changer ? La tradition peut se réinventer et
s’inscrire dans l’actualité et les valeurs universelles. Nos
spécificités culturelles n’empêchent pas notre intégration au monde
moderne. Au lieu de voir cette pluralité des identités comme un
déchirement, on peut la considérer comme une richesse. Les mutations
sociales ne peuvent se produire dans la crispation. Le “mal d’identité”,
lui, peut être défini comme une sorte de nostalgie. En perte de
repères, se rattacher à un souvenir d’identité peut représenter une
sécurité. Mais l’identité n’est pas figée. Elle est mouvante et fluctue
au gré des époques. S’y accrocher de façon déterminée ne peut être que
signe d’enfermement”.
Ces obscurs objets du désir
“Notre
psychisme est bisexué. Dans l’inconscient de chacun réside une part
masculine et une part féminine. Cette bisexualité nous renvoie au fait
que l’identité sexuelle n’est pas uniquement déterminée par notre
anatomie. C’est le désir qui structure notre identité sexuelle. Nos
désirs font partie de notre structure humaine et façonnent nos pratiques
sexuelles. Les réprimer ne les supprime pas. Reconnaître, pour un
homme, sa part féminine, ne renvoie pas automatiquement à une forme
d’homosexualité. Mais une grande affirmation de sa virilité, à
l’encontre des femmes généralement, est souvent la traduction d’une peur
de cette féminité refoulée”.
“Les
désirs appartiennent à des époques, des cultures et des sociétés.
Certaines d’entre elles ont libéré le rapport sexuel là où d’autres
l’ont réprimé. Dans l’islam même, il y a le courant des jouissances et
celui des interdits. C’est ce dernier qui domine, à notre époque. Mais
rien n’est figé. Ainsi, à l’intérieur même d’une spécialité comme la
psychiatrie, ce sont parfois les pressions sociales qui abolissent
certaines classifications et catégories dites scientifiques. Par
exemple, l’homosexualité, qui était rangée dans les perversions aux
Etats-Unis, y est désormais considérée comme une forme de sexualité”.
“Les
frustrations existent chez tout être humain. Le désir est concomitant
aux notions d’interdit et de manque. On cherche toujours les objets de
ses premières amours, à travers une ressemblance, un trait ou une
consonance. Mais des frustrations trop importantes peuvent engendrer des
troubles, des névroses et des perversions. Empruntant des déviations du
désir, le pervers peut prendre une personne comme objet du désir, dont
il se sert, et non comme un sujet, un partenaire”.
Ma langue, mon drame
“La
darija est la langue première dans laquelle l’enfant grandit, celle
dans laquelle il structure ses premières phrases. Le débat autour de
l’usage de la darija et de l’arabe classique représente une situation de
diglossie, à savoir la présence de deux variantes à l’intérieur de la
même langue. Même si elle n’est pas reconnue officiellement, la darija
est inévitable. On la retrouve dans nos échanges quotidiens, dans la
publicité, sur les réseaux sociaux, et même sur le divan. Souvent,
utiliser une langue de maîtrise, telle que le français, permet de mettre
de la distance par rapport à la langue des affects. Le jeu entre
plusieurs langues n’est pas un handicap, mais une source de richesses”.
“La
question de la langue écrite soulève fatalement la question du pouvoir.
On voudrait faire passer la langue vernaculaire pour une sous-langue,
et l’opposer à celle que l’on écrit, qui serait noble, parce qu’étant la
langue du Coran. Mais la langue, comme l’identité, est liée à la
parole. La sacralisation de l’arabe est un débat qui a été créé pour
paralyser la langue. Pourtant on ne se prive pas d’introduire dans
l’arabe classique des mots techniques venus d’autres langues”.
Hogra, de père en fils
“La
hogra est une humiliation associée à la peur, à la censure. Pendant des
générations, le fait d’avoir accepté des situations de soumission et de
servitude a contribué à leur perpétuation inconsciente. Pour le
psychanalyste, cette notion de transmission inconsciente est
fondamentale. Nous pouvons transmettre une humiliation, une peur ou une
censure à notre insu. Souvent, il n’y a pas de différence entre la
censure et l’autocensure, puisque la première a imprégné, des
générations durant, les facteurs pédagogiques et psychologiques qui
fabriquent la seconde”.
“Cette
transmission inconsciente peut expliquer que certains jeunes soient plus
répressifs, traditionalistes et conservateurs que leurs parents.
Quelque chose dans l’inconscient parental s’est transmis inconsciemment
par le processus d’identification à travers les générations. Ce qui a
été refoulé chez les parents devient alors exacerbé chez la progéniture.
Cette transmission, par le vecteur du langage, est le fait d’individus
qui sont eux-mêmes pris dans le collectif, et donc dans la société”.
Garder la foi
“Le
champ religieux est caractéristique de la contradiction entre la
réalité et l’éducation. Lorsque l’on donne un enseignement religieux
dogmatique, qui ne prend pas en compte les différences sociétales
d’époque et occulte les différentes interprétations, il est impossible,
même avec toute la bonne volonté du monde, d’appliquer les préceptes
enseignés dans la réalité. C’est là tout le problème de l’éducation
religieuse enseignée au msid et à l’école. Est-ce que l’établissement
scolaire joue son rôle en termes de compréhension, de critique et
d’intelligence ? Je ne le pense pas. Les aspirations des gens, ce qu’ils
vivent et pensent, se retrouvent en décalage total avec ce qu’on leur a
inculqué”.
“La sacralité ne fait pas
partie de la pensée rationnelle. Elle est, dans les religions
monothéistes, la croyance en l’au-delà, le fait pour l’être humain
d’aspirer à l’éternité, dépassant l’énigme irrésolue de la mort.
Toujours est-il que la science n’évacue pas la spiritualité. Dans
l’islam maghrébin, le champ religieux est imprégné de maraboutisme et de
magie. Ces rites-là ne sont pas à situer dans une contradiction avec le
passage vers le thérapeute scientifique. C’est une coupure, et non une
opposition. Au lieu de rapporter ses souffrances à des causes sacrées et
cosmiques, on interroge ce qui vient de soi, de l’individu. Une
personne peut à la fois mettre sa spiritualité dans la consultation d’un
marabout et attendre les résultats des progrès de la science”.
Parution. Un psy dans la ville
Après
Le corps suspect, La psychanalyse au pays des saints, Le temps des ados
ou encore Traces et paroles avec le regretté Mohamed Kacimi, Jalil
Bennani revient avec Un psy dans la cité. Publié aux éditions La Croisée
des Chemins, l’ouvrage est une série d’entretiens accordés par le
psychiatre au poète et enseignant-inspecteur Ahmed El Amraoui. Destiné à
répondre “à une demande, une attente”, l’ouvrage s’attelle à
décloisonner les disciplines, en donnant à certaines problématiques
sociétales soulevées par l’actualité un éclairage psychanalytique.
Parole et bilinguisme, religions et spiritualités, enseignement et
éducation, liens et ruptures familiaux, crises et défis de la jeunesse…
autant de thèmes abordés par le psychanalyste de manière exhaustive,
intéressante et accessible
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